L'UTOPIE DOMINANTE

 

Depuis au moins une vingtaine d'années, ponctuées de catastrophes écologiques, d'actes terroristes, de guerres et d'épidémies diverses, nous assistons à la lente agonie d'une vaste utopie, généralement non reconnue comme telle. En effet, dans le monde moderne, sont généralement qualifiés d' "utopistes" ceux qui croient au possible avènement d'un monde plus juste, plus équitable, ceux qui croient à la paix dans le monde, ceux qui œuvrent pour des idéaux écologiques, humanistes ou spirituels, ceux qui s'activent pour les droits de l'homme et de la femme. "Soyez réalistes !", s'entendent dire ceux qui nourrissent de tels idéaux.


- Mais qui est vraiment réaliste et qui véritablement utopiste ?

L'observation réaliste du monde, tel qu'il a été façonné par la pensée occidentale au cours des derniers siècles, conduit à dénoncer ce qui est sans doute l'utopie la plus énorme de toutes : celle qui consiste à croire que la civilisation actuelle ait davantage qu'un avenir éphémère devant elle. Qui y a-t-il, en effet, de plus utopique que d'imaginer que puisse perdurer longtemps autant de déséquilibres, dans tous les secteurs d'activité humaine ?

Dit d'une autre façon, la grande utopie de notre époque, c'est de penser qu'un déséquilibre, quel qu'il soit, puisse perdurer longtemps. Partout, la vie n'est possible qu'au prix du maintien d'équilibres complexes, qu'il s'agisse de la composition de l'atmosphère terrestre, de celle du sol, de l'eau de mer ou encore de celle du milieu intérieur de tout organisme vivant. La santé est une question d'équilibre. La paix est une question d'équilibre. Toute l'évolution du vivant, comme l'a démontré le biologiste René Quinton, dépend de la préservation d'équilibres fondamentaux, malgré tous les aléas et variations auxquels est soumise la vie sur terre.


Les théories évolutionnistes de Darwin ne présentent qu'une vision tronquée de la réalité, en mettant l'accent sur la survie de plus fort, réduisant ainsi l'évolution à un vaste combat pour la survie, ce qu'elle n'est absolument pas. La réalité, bien connue des naturalistes et des écologistes, c'est que la vie n'est possible que grâce à une coopération constante de tous les règnes et espèces du vivant. La loi principale de la vie n'est pas la compétition mais l'interdépendance.


Le réalisme, c'est donc l'équilibre, un équilibre dynamique constamment remis en question et qu'il faut toujours ajuster. Le réalisme, c'est la prise en compte de l'autre, des autres, qui sont une composante essentielle de ces équilibres ; nier l'autre, c'est à terme se nier soi-même. Le réalisme, enfin, c'est l'option "gagnant-gagnant", dans laquelle il n'y a pas de perdants, d'exclus, de laissés pour compte, car nous dépendons les uns des autres.


Quant à l'utopie, c'est la domination, la compétition sans limites et la prédation généralisée qui caractérisent l'idéologie contemporaine dominante. L'utopie, c'est ce "moi d'abord", "moi seulement", qui exclut, asservit ou détruit l'autre, et qui finit toujours par s'autodétruire par la même occasion. L'utopie, c'est de croire aux options illusoires "gagnant-perdant" ou "perdant-gagnant" qui n'ont qu'une courte existence et se terminent toujours par un "perdant-perdant".


Les pacifistes, les écologistes, les spiritualistes, les défenseurs des droits de l'homme, ceux qui œuvrent pour l'égalité hommes/femmes, ceux qui luttent contre la pauvreté, etc., ont tous en commun cette recherche d'équilibre inscrite au cœur même du vivant. On ne saurait être plus réaliste, car leurs actions se fondent sur la reconnaissance des principes fondamentaux qui sous-tendent la vie dans toutes ses manifestations.


Quant aux économistes, théoriciens, politiciens et scientifiques qui cautionnent la marche actuelle du monde, avec son cortège croissant d'injustices, de conflits et de catastrophes, il est temps de dénoncer les illusions qu'ils défendent : leur utopie n'a pas d'avenir, elle est irréaliste, elle est déjà condamnée. En continuant d'y croire, nous nous condamnons nous-mêmes à brève échéance. A moins de devenir véritablement réalistes et de tout mettre en œuvre pour le rétablissement des équilibres humains, écologiques, politiques, économiques, etc., dont dépend notre survie à long terme.

Olivier Clerc

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