LA DISSIDENCE MONÉTAIRE :

Redonner à l’argent ses fonctions premières

 

Les nombreux problèmes de l’économie mondiale ne sont pas étrangers à l’évolution du rôle de l’argent depuis son apparition jusqu’à nos jours. Subrepticement, les relations entre travail et argent se sont transformées jusqu’à s’inverser totalement dans divers cas de figure. Une remise en question de l’économie actuelle passe donc par une remise en question des fonctions actuelles de l’argent, s’inspirant de ses fonctions originales.         

 

       

Les tentatives de trouver des solutions aux problèmes économiques auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui font singulièrement penser au test consistant à réunir les 9 points d’une figure par 4 lignes droites sans lever le crayon (fig. 1). La solution à ce test est impossible tant que l’on reste dans le cadre imaginaire suggéré par ces points ; il est impératif d’aller au-delà de ce carré illusoire et de trouver une autre tangente (fig. 2).
De manière analogue, la réflexion économique apparaît prisonnière d’un paradigme duquel aucune solution viable ne peut sortir. La clé de voûte de ce paradigme, qui soutient tout l’édifice de l’économie, est la monnaie elle-même, l’argent tel qu’il est compris et utilisé aujourd’hui.      
L’économie dissidente implique une dissidence monétaire qui ne peut s’effectuer qu’en jetant un nouveau regard sur
le fondement même de l’économie, sur cet argent tellement omniprésent qu’il en devient invisible comme l’air que nous respirons, de sorte qu’il est devenu courant de s’interroger sur l’économie en négligeant une réflexion sur la fonction même de l’argent.        
Rappelons l’évidence : c’est le travail qui a initialement créé l’argent. Le travail d’une personne produisait une valeur (bien ou service) qui était échangée contre le travail d’une autre, jugé équivalent. Puis le troc a progressivement été remplacé par le recours aux pierres et métaux précieux, puis aux pièces, aux billets, aux chèques, etc.  
Or aujourd’hui, des dizaines de millions de personnes ne peuvent travailler… faute d’argent. Le manque d’argent freine l’embauche, limite la consommation, réduit chaque jour davantage de personnes à l’inactivité. Pas d’argent, pas de travail. L’argent étant limité, le travail serait limité ; il faudrait donc “partager le travail”, comme s’il s’agissait d’une marchandise, d’une denrée existant en quantité restreinte.       
Comment se fait-il que personne - ou presque - ne s’interroge sur un tel renversement de la fonction de l’argent ?

       L’argent était initialement un moyen ; il est devenu une fin en soi.

       L’argent était une mesure ; c’est devenu une marchandise.

       L’argent était un moyen d’échange ; aujourd’hui sa carence limite souvent les échanges.

       L’argent était créé par le travail ; le travail ne peut désormais se faire sans argent.

          L’argent n’existait qu’en rapport avec des choses réelles ; aujourd’hui il vit et se multiplie dans la virtualité, sans contact avec le monde réel.

Ainsi, d’une part l’argent ne remplit plus adéquatement les fonctions de base pour lesquelles il a vu le jour, voire y fait obstacle ; d’autre part, il se prête à d’autres utilisations et manipulations (spéculation, thésaurisation, fluctuation, etc.) aux conséquences dévastatrices pour les équilibres social et écologique. Alors que de plus en plus de personnes n’arrivent plus à dériver de revenu décent de leur travail, d’autres voient leur argent se multiplier quasiment tout seul.   
Une redéfinition de l’économie passe donc impérativement par une redéfinition de l’argent. C’est précisément ce que propose Michael Linton, fondateur des LETS (Local economy trading systems) ou en français SEL (Systèmes d’échanges locaux), auteur de plusieurs textes intéressants sur ces questions, disponibles en anglais sur le site Internet de Landsman Community Services Ltd (http://www.gmlets.u-net.com/).
Plutôt que de paraphraser Linton, nous vous proposons ci-dessous une traduction française d’extraits de ses écrits sur l’argent et les monnaies multiples.


 

 

L’argent et l’économie durable

par Michael Linton,

de Landsman Community Services Ltd  
Traduction : Olivier Clerc


Le texte suivant analyse tant la monnaie conventionnelle que la nouvelle monnaie communautaire, dans le contexte d’une économie durable. Il est impossible de parvenir à une économie durable en dépendant de l’argent conventionnel. Cette affirmation est soutenue non seulement par une analyse théorique concise, mais par des observations dans le monde entier à travers les siècles.

Les monnaies conventionnelles

La monnaie conventionnelle est une monnaie qui existe en quantité limitée est rare

       a une mobilité illimitée voyage partout

       est créée par des institutions provient d’ “eux”

Toutes les monnaies nationales sont de ce type, et toutes les économies nationales et régionales attestent des conséquences néfastes de ce type de monnaie.   
La monnaie conventionnelle tend à rechercher les sources d’approvisionnement les moins chères. Elle ne parvient donc pas à rester dans les communautés qui ne réussissent pas à atteindre les niveaux de coûts appropriés.        
Lorsqu’une communauté ne dépend que de la monnaie conventionnelle, elle se trouve entraînée à mettre en oeuvre des schémas de production et de consommation de ressources naturelles qui sont destructeurs de façon tant interne qu’externe. C’est ce que l’on observe et que l’on pouvait prédire, étant donné qu’il nous faut de l’argent pour participer à l’économie, et que nous l’obtenons comme nous le pouvons.

Ceci entraîne une course à l’argent, la recherche de gains à court terme sans prise en compte des coûts à long terme, le déni des facteurs externes, et la perception de l’argent comme une marchandise.

Une économie fondée sur la monnaie conventionnelle établit comme norme la compétition. La coopération, en tant qu’élément de l’économie, est négligée ou carrément ignorée. En réalité, la coopération est le contexte normal au sein duquel le comportement compétitif n’est qu’une anomalie mineure.

Galbraith a pointé du doigt le déséquilibre entre richesse privée et misère publique. Harding mentionne “la tragédie des communs”. La monnaie conventionnelle fausse le jeu, de sorte que la poursuite des intérêts personnels devient incompatible avec l’intérêt commun et prend le dessus sur celui-ci.
Ce comportement est évident dans les agissements de l’état, de l’entreprise et de l’individu.

Traiter le problème : que peut-on faire ?

Pour paraphraser Einstein, les problèmes auxquels nous sommes confrontés ne peuvent pas être résolus en utilisant les outils qui les ont créés. Il n’y a donc rien de positif qui puisse être entrepris dans le contexte courant. Voilà la mauvaise nouvelle. Il y a toutefois de bonnes nouvelles.

Nous agissons comme si l’argent était réel : une marchandise limitée pouvant s’épuiser ou fuir ailleurs. Ceci conduit à un gaspillage de res-sources : des personnes cherchent du travail et n’en trouvent pas. Indirectement, et de façon plus nuisible pour l’environnement, certaines ressources sont mal utilisées : des personnes agissent de façon nuisible dans le seul but d’obtenir de l’argent. Pourtant…

L’ARGENT N’EST PAS RÉEL- L’ARGENT EST DE L’INFORMATION


L’argent n’est qu’une unité de mesure que nous utilisons pour mesurer la valeur de nos échanges réels. Pour quelle raison une communauté devrait-elle manquer de mesures ? Combien de temps accepterions-nous un monde dans lequel on ne pourrait construire de maisons, faute de centimètres , ni brasser de bière, faute de litres, ni se chauffer, faute de degrés ?
Il est indéniable que les monnaies doivent pallier cette rareté d’information au sein de la communauté. Il ne fait aucun doute qu’il y a besoin de plus de monnaie dans la communauté ; la seule question est de savoir comment concevoir un système monétaire stable.


 

Concept d’une Nouvelle Monnaie

La nouvelle monnaie locale est une monnaie qui :

       existe en quantité suffisante il y en a assez

       n’est utilisée que dans la communauté elle reste locale

          est créée par ses utilisateurs elle provient de nous

Il n’existe pas de contraintes significatives s’opposant à des monnaies locales répondant à ce concept :

      la technologie est disponible

         les règlements le permettent, et peuvent difficilement faire autrement

Des considérations pratiques d’intérêt personnel, tant individuel que commercial, assurent la viabilité de base de systèmes monétaires locaux, étant donné que leur fonctionnement ne dépend pas de dons ni de soutiens gouvernementaux. 
Certains facteurs sont déterminants. Le principal est la stabilité, qui est avant tout une affaire d’échelle. Les risques associés à l’instabilité assurent un système de feed-back négatif essentiel qui garantit que ces systèmes ne croîtront que conjointement au développement des compétences publiques et privées.
Le seul obstacle significatif à la mise en place de tels systèmes monétaires est tout simplement l’ignorance.

Émergence de l’Économie Communautaire

Une analyse grossière des schémas de valeur ajoutée locaux, dans l’économie occidentale typique, indique qu’environ 40% de l’économie se fera à l’avenir via des systèmes monétaires locaux, probablement d’ici quelques années.   
A ce stade, toutes les entreprises, les gouvernement et la plupart des gens utiliseront différents comptes, chacun étant adapté à un secteur d’activité différent.          
On observera une progression significative vers des processus économiques véritablement durables, par exemple dans :
- l’alimentation et l’agriculture
- le transport et l’énergie        
- la santé et l’éducation           
- le développement associatif et communautaire         
- les affaires sociales   
- le gouvernement local.

           En résumé

Les cartes doivent représenter le territoire et les symboles servir la réalité.Ce qui mène le monde n’est pas réel. Ce n’est que de l’information, un simple schéma qui peut être changé aussi rapidement que nous pouvons raisonnablement l’imaginer.        
Hermann Daly et John Cobb, dans leur livre “Le Bien Commun” (The Common Good), identifient de nombreux cas où “des idées se voient attribuer à tort un caractère concret”. De façon ironique, ils ont totalement oublié de citer l’argent, alors que c’est certainement l’exemple le plus central, le plus profond, le plus répandu et le plus général de leur thèse.         
De même que les poissons ne voient pas l’eau, les économistes ne voient pas l’argent.            
Tant que nous n’étudierons pas les implications et les effets de la nouvelle monnaie, nous n’étudierons pas l’économie durable mais nous continuerons à explorer les différentes formes d’économie non durable.

M.L.


Le problème de l’argent


Vous avez plus besoin de lui que lui de vous.

C’est l’argent qui mène le monde. Lorsque l’argent cesse de circuler, le monde s’arrête. Rien ne se produit sans que l’argent ne le permette. Pas d’argent, pas de feu vert.          
Pire, il est aussi vrai que c’est l’argent qui établit les structures au moyen desquelles s’organise l’activité économique humaine, et ces structures sont à l’évidence destructives : destructives de la société, de la santé et de la dignité humaines, et même de notre planète, le fondement même de notre existence.       
Ces problèmes n’existent qu’en raison d’une erreur de conception toute simple, profondément enracinée dans la façon dont on pense que l’argent existe, sinon dans l’idée même qu’il existe, que c’est quelque chose de réel.Les choses qui existent n’existent qu’en quantité déterminées : les choses qui n’existent pas n’ont pas ces limites.

L’argent que nous utilisons couramment n’a jamais été vraiment conçu. Son apparition et son développement se sont simplement produits.

Son origine est dans le troc, dans l’échange de choses de valeur comparable. Personne ne cédait quelque chose de valeur sans obtenir quelque chose d’autre de valeur identique. Du vin contre des grains, des fruits contre du poisson, des habits contre des moutons.     
Les inconvénients de ce systèmes ont naturellement conduit à préférer échanger des biens contre des petites choses précieuses, d’usage pratique, telles que des pierres précieuses, des métaux, des choses qui puissent à leur tour être échangées contre d’autres choses.
Mais ce n’était pas encore de l’argent : il s’agissait simplement de troc à un autre niveau, d’échange d’une chose pour une autre.    

L’étape suivante a consisté à frapper les métaux, en leur attribuant une dénomination précise, pour stabiliser les échanges entre personnes, mais c’était toujours là du troc, puisque chacun considérait que les pièces avaient la valeur du métal dont elles étaient faites.  

L’argent, en tant que chose imaginaire, en tant que promesse, n’a commencé à exister que lorsque les pouvoirs politiques ont progressivement réduit la part de métaux précieux et se sont mis à frapper des pièces à partir de métaux de base, en déclarant que leur valeur provenait du fait qu’elles étaient émises et reconnues par l’autorité.      
L’argent avait de la valeur parce qu’il possédait les “bonnes” inscriptions dessus. Sa valeur était purement imaginaire, sociale. Il s’agissait d’une promesse de la part de l’émetteur de l’argent, promesse - notamment - que cet argent serait accepté pour le paiement d’impôts.      

La forme est ensuite devenue plus abstraite, des pièces aux billets, des billets aux chèques, des chèques au plastique, du plastique à l’électronique.      
La monnaie ne possède désormais plus le moindre vestige de valeur inhérente. On peut fondre des pièces pour en récupérer le métal, brûler le papier pour se chauffer, mais les comptes digitalisés n’ont d’autre but que leur comptabilisation.  

La monnaie n’est plus qu’une promesse, un ticket qui confère à celui qui le possède l’attente de quelque chose de réel.

Et pourtant, l’argent continue d’être perçu comme réel, par les économistes et les banquiers, par les adultes et les enfants. Nous pensons qu’il est réel parce que nous faisons l’expérience de sa rareté, du fait qu’il n’en existe qu’une certaine quantité. Il possède au moins cet attribut de la réalité.    

Ainsi que le relevait Soddy, l’argent est ce rien que vous obtenez en échange de quelque chose afin de pouvoir obtenir quelque chose d’autre. Et cela lui valut le prix Nobel en économie.     

L’argent ne fonctionne que s’il circule, s’il peut être échangé contre quelque chose ayant une valeur “réelle”. Du pain, une coupe de cheveux, une idée.    
Si personne ne l’accepte, ce n’est pas du bon argent.

M. L.


Une bonne monnaie

Voici une liste de souhaits visant à créer une monnaie qui serve les personnes en général, au sein de l’économie principale. Elle est plus ou moins ordonnée.        

Une bonne monnaie devrait être :   
stable, sûre


Les gens ne l’utiliseront pas si elle ne répond pas à certains critères. Pourquoi céderait-on quelque chose de valeur en échange d’une monnaie qui n’est pas fiable ?      
Elle n’a de valeur que si les gens l’acceptent et peuvent la faire passer à d’autres qui l’acceptent aussi.  
C’est donc une condition sine qua non.         
compatible, viable

Il n’est pas facile pour les gens de changer d’habitudes. Une bonne monnaie locale doit être au moins aussi facile à utiliser que la monnaie usuelle, et si possible davantage.  
Elle devrait avoir la même mesure, pour éviter les confusions de prix. 
Elle sera difficile à utiliser si elle déconcerte les usagers, si elle complique la tâche aux caissiers des fast-food, ou aux comptables, ou aux percepteurs dans la poursuite de leurs objectifs. 
Elle doit payer sa propre mise en oeuvre : elle n’est pas durable à moins de pouvoir opérer sans soutien gouvernemental ou communautaire, et sans dépendre de la bonne volonté de bénévoles.

          bon marché, efficace

C’est évident.

          bienveillante, équitable, conviviale

Elle doit nous donner du pouvoir avec les autres, et non du pouvoir sur les autres.

          résistante à la fraude et au vol

Elle doit pouvoir facilement passer les critères de la monnaie normale.

          élégante

Henry Ford disait qu’une bonne ingénierie consistait à simplifier et alléger.

          écologique

Elle doit avoir un sens par rapport aux choses réelles dans le monde réel.

          et surtout disponible

Manquer d’argent n’a aucun sens.

          ce qui signifie multiple…

M. L.


Conclusion
Au seuil de la disparition de plusieurs monnaies européennes au profit de l’euro, se mettent à apparaître divers exemples de dissidence monétaire, plus ou moins conformes aux souhaits formulés par Linton, non seulement dans les LETS et les SEL qui se multiplient rapidement (plus de 200 en France,p.ex.), mais aussi dans ces villes où s’échangent des heures de travail, sans oublier le succès des Foires au troc (en France) et le développement de formes d’échanges non monétaires (échanges de savoir, p. ex). Nous y voyons le signe d’une prise de conscience et de responsabilité de la part d’un nombre croissant d’individus lassés d’être les jouets d’un système économique qui les considère comme quantité négligeable, oubliant sans doute un peu vite qu’il n’existe qu’avec leur assentiment, qu’avec notre assentiment à tous. Ainsi que le soulignait Dominique Boisvert dans un récent dossier spécial de la revue québécoise “Relations”, le fait de retirer son adhésion à un système et de la transférer à un nouveau est parfois plus efficace que d’essayer de faire changer l’ancien. C’est bien ce que l’on entend par “dissidence”.

Olivier Clerc

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